147.
Musique de Mendelssohn. Tout le monde s’immobilise pour lancer le riz sur les mariés qui sortent de la mairie.
Lucrèce et Isidore affichent un air attendri.
Ils se regardent, complices. Ils sont si contents de ne pas avoir raté l’avion. Ils n’ont eu que le temps de bondir à Orly-Ouest et de saisir la navette qui part toutes les heures pour la Côte d’Azur. Juste à temps pour la cérémonie.
Leurs mains plongent, se frôlent et… lancent des poignées de riz sur les mariés.
— Elle est belle, hein ? dit Micha, ému.
— Elle est sublime, approuve Isidore.
Natacha Andersen tient Jérôme Bergerac par le bras et avance avec lenteur dans sa robe blanche de mariée spécialement conçue pour dévoiler ses jambes sur le devant, tandis qu’à l’arrière des enfants portent la longue traîne. Le marié lisse sa moustache en signe d’extrême contentement.
— C’est leur troisième mariage chacun, dit Micha. C’est souvent le bon.
La mère de Natacha, un pansement sur l’épaule, applaudit avec ferveur quand le couple passe.
Quelques minutes plus tard, les limousines se mettent en branle pour conduire la foule vers le CIEL où la fête doit se poursuivre dans la grande salle nouvellement baptisée salle Samuel Fincher.
Lucrèce et Isidore s’installent à une petite table dégagée. Lucrèce avale d’un trait son Orangina light servi dans une flûte à Champagne. Pour ce mariage, elle a choisi de revêtir une de ses vestes chinoises en soie à col Mao et épaules dénudées qu’elle prise tant.
Celle-ci est blanche et bleue avec un motif représentant un papillon. Le devant est fermé par une infinité de petits boutons dorés. Elle a étiré ses grands yeux vert émeraude en les soulignant d’un trait noir de khôl en aile de corbeau et a mis un peu de rimmel sur ses cils. Pour ses lèvres, elle s’est contentée d’un brillant transparent. En guise de pendentif, elle arbore un collier de perles de jade.
— Je ne sais pas ce que vous lui trouvez tous, à cette Natacha. Moi elle me paraît plutôt fade. Et puis ses jambes sont trop maigres. Si vous voulez mon avis, elle est un peu anorexique. Je ne comprends pas cette mode.
La jalousie de sa partenaire divertit le journaliste.
Une rivalité ancienne entre les petites rousses aux yeux verts et les grandes blondes aux yeux bleus.
Les musiciens de l’orchestre démarrent Hotel California des Eagles.
— C’est vous la plus belle, Lucrèce. Venez. Il y a un slow, c’est la seule danse que je connaisse.
Les deux journalistes se laissent porter par la musique suave. La veste de soie blanche et bleue se colle contre le smoking de location d’Isidore.
— Ça y est, dit-il, je me souviens des sept péchés capitaux. Gourmandise. Luxure. Colère. Paresse. Avarice. Orgueil…Jalousie.
— Eh bien, la mémoire revient, remarque-t-elle avec légèreté, occupée qu’elle est à fixer le couple des mariés.
— Qu’avez-vous contre ce mariage ? demande Isidore.
— Je trouve qu’ils ne sont pas assortis.
Autour d’eux, les couples se serrent et se contorsionnent lentement sur la musique.
— Dites-moi, comment avez-vous résolu l’énigme du Cyclope ?
— J’étais motivé.
— Par la perspective de toucher à l’Ultime Secret ?
— Non, de vous sauver.
— Me sauver !
— Vous êtes la reine des casse-pieds, vous croyez toujours avoir raison, mais je tiens beaucoup à vous, Lucrèce.
Délicatement, il se penche et embrasse la jeune femme sur la pointe de l’épaule que dévoile sa veste chinoise.
— Heu… vous.
Pour la faire taire il l’embrasse à nouveau, sur la bouche cette fois.
— Vous faites quoi, là ?
Isidore passe ses mains fraîches sous la soie et effleure le dos de Lucrèce. Après un premier mouvement de recul, elle se laisse faire, comme étonnée de son audace. La main d’Isidore descend vers ses hanches…
— Il existe une motivation plus forte que l’accession à l’Ultime Secret…
Une deuxième main rejoint la première. Lucrèce est surprise par la sensation extrêmement agréable du contact.
— L’affection que je vous porte, puisque j’ai préféré vous sauver plutôt qu’avoir accès à l’Ultime Secret.
Il l’embrasse plus longuement. Leurs lèvres se tamponnent délicatement. La bouche de la jeune femme s’entrouvre à peine pour prendre connaissance des intentions de son partenaire. Elles sont claires. Il passe la barrière de ses lèvres et de ses dents. Sa langue s’aventure à la rencontre de celle de Lucrèce, provoquant un contact électrisant. Les papilles du fond, un peu plus volumineuses, donnent l’impression d’une râpe molle. Ils découvrent le goût de leurs bouches sur toute la surface de leurs cinq cent mille bourgeons gustatifs récepteurs.
Il est sucré.
Elle est salée.
Dans le corps d’Isidore, des hormones sexuelles mâles se déversent comme d’un barrage fendillé, laissant jaillir des jets de testostérone et d’androstérone.
Chez Lucrèce, filent plus furtivement ses propres hormones sexuelles féminines, l’œstradiol et la progestérone.
Ils s’embrassent toujours. Au premier cocktail hormonal, s’ajoute une hormone plus rare, la lulibérine, aussi baptisée hormone du « coup de foudre ». Leurs sueurs changent imperceptiblement d’arômes. Le parfum Eau d’Issey Miyake s’évapore pour laisser place à une senteur plus ambrée. Isidore émet des phéromones aux relents de musc. Maintenant ils sont connectés olfactivement.
Il la serre à peine un peu plus, comme s’il craignait de briser une porcelaine trop délicate. Elle se laisse faire, fragile pour la première fois.
— J’ai pris une décision, dit-il. Je vais essayer de passer une journée sans regarder les actualités à la télévision, sans écouter la radio, ni lire les journaux. Une journée où le monde tournera sans que je m’en préoccupe. Les gens pourront se tuer, les injustices se tramer, la barbarie s’étendre pendant vingt-quatre heures, je m’en désintéresserai.
— C’est courageux. Après, il faudra passer à quarante-huit heures. Moi aussi j’ai pris une décision : je vais recommencer à fumer mais sans culpabilité… jusqu’à demain, et après je m’arrête définitivement.
Soudain la musique s’interrompt et Micha annonce :
— Mes amis, nous venons d’apprendre quelque chose de terrible. L’événement s’est produit il y a cinq minutes à peine. Deep Blue V a battu Léonid Kaminsky. Le titre de champion du monde d’échecs retourne donc aux ordinateurs.
Huées dans la salle. Quelques personnes sifflent.
Un instant, Isidore se demande si, par représailles envers les machines, certains ne seront pas tentés de détraquer leur ordinateur de poche ou leur fax.
Micha calme l’assistance.
— Je vous propose une minute de silence en hommage posthume à Samuel Fincher qui nous aura un temps épargné cette humiliation. Que cette défaite nous donne à tous l’envie de nous surpasser pour qu’un jour les machines ne nous dominent pas dans d’autres domaines…
Tout le monde se tait. Lucrèce chuchote tout près du pavillon auditif de son compagnon :
— Deep Blue V a gagné… Je me demande si nous n’avons pas commis une monumentale bêtise.
— Non, c’est comme pour les sportifs dopés. Il faut gagner sans tricher, sinon ça ne compte pas.
La minute écoulée, Micha fait un signe pour que la musique reprenne. Retentit la fin d’Hotel California. L’orchestre ne recule devant rien pour pousser les danseurs à aller plus loin.
Isidore et Lucrèce s’embrassent durant le riff des deux guitares électriques.
— Je vous…
— Quoi ?
Est-ce qu’il pense ce que je pense ?
Est-ce qu’elle pense ce que je pense ?
— Rien.
Il a failli le dire.
Elle se serre contre lui.
Avec elle je me sens plus fort. Il ne faut pas que j’aie peur d’elle. Pourquoi ai-je toujours éprouvé une méfiance envers les femmes ?
Il l’étreint plus fort.
Avec lui je me sens plus forte. Il ne faut pas que j’aie peur de lui. Pourquoi ai-je toujours éprouvé une méfiance envers les hommes ?
Elle décide d’entraîner son compagnon hors de la salle Samuel Fincher.
— Où m’emmenez-vous, Lucrèce ?
Elle ouvre la porte du MIEL, musée international de l’Épicurisme et du Libertinage, avec son sésame. Ils dépassent la cellule géante, Adam et Eve, Noé, les chemises de nuit et les fourchettes, les portraits des grands philosophes. Lucrèce entraîne Isidore vers un secteur qu’ils n’avaient pas visité mais qu’elle avait remarqué de loin lors de leur première incursion : un lit à baldaquin surmonté de l’inscription « Lit ayant appartenu à Mozart, où il honorait les chanteuses dans sa chambre secrète avant les représentations ».
Elle se hisse sur la pointe des pieds pour réclamer un nouveau baiser. Il n’y répond pas.
— Je dois vous prévenir, dit Isidore, soucieux.
— De quoi ?
— Je ne couche jamais le premier jour.
— Nous nous connaissons depuis trois ans !
— C’est la première fois que je vous embrasse vraiment. Donc il m’est impossible d’aller plus loin aujourd’hui.
Il recule, tête baissée.
— Désolé. C’est un principe. Je m’y suis toujours tenu. Et je n’entends pas y déroger. Sinon ce serait trop… précipité.
Là-dessus, après un petit salut, il s’en va. Elle reste seule dans le musée vide, dépitée. Elle essaie de comprendre. Jamais elle ne s’est fait larguer ainsi ! C’est toujours elle qui part la première en lançant généralement des « désolée, tu ne m’amuses plus ».
Lucrèce Nemrod est à la fois blessée dans son amour-propre et ravie par le romantisme d’Isidore Katzenberg.
Elle regarde la cellule géante.
Au plus profond de son esprit elle songe…